“Il faut te le dire en quelle langue ?” Cette question, que des milliers de mères posent à leur enfant lorsqu’elles veulent se faire écouter, est en fait très sensée (comme tout ce que disent les mères). Des travaux scientifiques récents ont en effet démontré une réalité étonnante : nous réfléchissons et prenons des décisions différemment lorsque nous traitons l’information dans une autre langue que notre langue maternelle. Nous comprenons tout aussi bien l’idée ou le problème mais, lorsque nous utilisons une autre langue, le résultat est plus réfléchi, moins dicté par les émotions, plus orienté vers l’utilité.
“Cela favorise le raisonnement délibératif et fait réfléchir deux fois”, explique Albert Costa, devenu l’un des plus grands experts en bilinguisme grâce à ses recherches à l’université Pompeu Fabra [à Barcelone]. Il a commencé ses investigations dans ce domaine en soumettant à des cobayes le dilemme du tramway et la question suivante : pousseriez-vous une personne sur les rails pour bloquer un tramway fou si cette mort permettait de sauver la vie de cinq autres personnes ? Le conflit moral disparaît chez beaucoup de gens lorsqu’ils y réfléchissent dans une autre langue que leur langue maternelle.
Le nombre de personnes qui sacrifieraient une vie pour le bien commun passe de 20 % à presque la moitié par le simple fait d’avoir formulé le dilemme dans leur deuxième langue.”
L’efficacité privilégiée
De nombreuses études ont confirmé ces résultats : dans une langue étrangère, nous nous laissons moins influencer par les émotions et nous privilégions le résultat le plus efficace. Notre raisonnement est moins moraliste et plus utilitariste. Les sujets qui ont participé à l’étude parlaient couramment la deuxième langue et l’expérience a été faite entre autres en espagnol, en anglais, en italien et en allemand, avec des conséquences identiques.
Costa et ses collègues viennent de publier un article dans une revue spécialisée (Trends in Cognitive Sciences, du 3 septembre 2016), où ils examinent certains des résultats les plus intéressants et tentent de les expliquer.
Quand nous réfléchissons dans une autre langue, non seulement nous nous laissons moins guider par notre première réaction émotionnelle, mais nous sommes plus disposés à prendre des risques, par exemple lorsque nous préparons un voyage ou lorsqu’il s’agit d’accepter une innovation biotechnologique : ce sont les bénéfices possibles qui comptent le plus. Et les insultes nous touchent beaucoup moins.”
Janet Geipel, de l’université de Trente, a également publié en septembre une étude dans laquelle les sujets étaient confrontés à des situations où les intentions morales entraient en conflit avec le résultat. Dans l’une d’elles, quelqu’un offrait une veste à un clochard pour qu’il ait moins froid, mais celui-ci se faisait rouer de coups parce que tout le monde croyait qu’il l’avait volée. Dans une autre, un couple décidait d’adopter une fillette handicapée pour toucher les aides de l’État. Dans une autre encore, une entreprise décidait de faire des dons à des organismes caritatifs pour augmenter ses bénéfices. Lorsque ces scénarios étaient exposés dans la langue étrangère, les cobayes privilégiaient nettement le résultat (négatif dans le premier cas, positif dans le deuxième et le troisième) par rapport à la moralité de l’intention.
Une double personnalité linguistique
Geipel avait déjà publié en 2015 une autre étude où les situations comportaient un tabou social : un homme faisait cuire et goûtait la chair de son chien mort, quelqu’un découpait un drapeau de son pays pour nettoyer les toilettes, un frère et une sœur décidaient d’avoir des rapports sexuels. Les sujets devaient évaluer l’ignominie de l’acte en attribuant une note comprise entre 0 et 10. Ceux qui ont lu les scénarios dans leur deuxième langue ont donné en moyenne un demi-point de moins.
On ne sait pas avec exactitude ce qui provoque ce changement de comportement, cette double personnalité linguistique. Costa évoque plusieurs raisons reliées entre elles :
D’un côté, une autre langue oblige à penser lentement. Et nous avons constaté que l’émotionnel est plus lié à la première langue que nous apprenons.”
Selon le [psychologue et économiste] Daniel Kahneman, Prix Nobel d’économie, notre cerveau aurait deux modes de fonctionnement : le système 1, qui donne des réponses intuitives, plus rapides et efficaces, mais fait aussi commettre beaucoup d’erreurs ; et le système 2, qui utilise le raisonnement. Dans notre langue maternelle, le système 1 est plus facilement activé. L’effort supplémentaire requis pour utiliser une autre langue réveillerait le système 2, plus paresseux mais aussi plus logique. C’est ce qui explique le pourcentage de personnes sur lesquelles des biais cognitifs tels que les considérations morales ou la peur du risque ont moins d’emprise.
Aussi bien Geipel que Costa évoquent dans leurs travaux les environnements tels que les Nations unies et l’Union européenne, où la plupart des gens prennent des décisions dans une autre langue que leur langue maternelle. “Et il y a beaucoup de personnes dans les multinationales, dans le domaine scientifique et dans de nombreux secteurs qui travaillent en anglais alors que ce n’est pas leur première langue.”
Costa travaille actuellement sur les façons d’appliquer cette découverte. Par exemple, dans les négociations où les parties doivent mettre de côté leurs émotions et leurs biais personnels et se concentrer sur les avantages que les deux camps obtiendraient s’ils parvenaient à tomber d’accord.”
Proposer des séances en anglais à la Chambre des députés [qui bloque la formation d’un nouveau gouvernement depuis neuf mois] serait peut-être une bonne idée !